8

L’aube n’est plus loin. Le levant souffle avec violence, sans rencontrer d’obstacles sur le paysage plat des salines, entraînant des tourbillons de poussière et de sable qui cachent les étoiles. Mille coups d’épingles invisibles piquent les quatre hommes – trois adultes et un adolescent – qui, depuis plusieurs heures, se déplacent dans l’obscurité en pataugeant dans la vase. Ils sont armés de sabres, de haches, de navajas et de couteaux, et avancent lentement, le visage recouvert de chiffons ou de mouchoirs pour se protéger des attaques impitoyables du vent. Celui-ci est si fort que, chaque fois qu’ils font un bout de chemin en dehors d’un étier ou d’un de ses embranchements, l’air sèche sur-le-champ l’eau salée et la boue sur leurs vêtements.

— Voilà le grand étier, murmure Felipe Mojarra.

Il s’est arrêté pour s’accroupir, tendant l’oreille, entre les rameaux de salicorne qui lui fouettent le visage. On n’entend que le bruit du vent dans les broussailles et celui du courant de la marée descendante dans le canal voisin : un ruban obscur dans le paysage noir, avec des reflets mats qui permettent de le distinguer dans les ténèbres.

— Il va falloir encore se mouiller.

Trente vares, se souvient le saunier : c’est la largeur approximative de l’étier à cet endroit. Par chance, formés dès l’enfance à la vie dans les marais, lui et ses compagnons savent ce qu’ils doivent faire. L’un après l’autre, ils se rejoignent sur la rive : Curro Panizo, son fils Currito, le beau-frère Cárdenas. Silhouettes silencieuses et résolues. Ils sont partis ensemble de l’Île à la tombée de la nuit et, à la faveur des tourbillons de poussière, ils ont traversé les lignes espagnoles par le sud de l’île du Vicario, passant en rampant sous les canons de la batterie de San Pedro. De là, peu avant minuit, ils ont traversé à la nage l’étier du Camarón pour s’enfoncer sur presque une demi-lieue dans un désert total, suivant dans l’obscurité le dédale des marais et des étiers secondaires.

— Où on est ? demande le beau-frère Cárdenas dans un chuchotement.

Felipe Mojarra n’est pas sûr. La poussière soulevée par le levant le désoriente. Il craint d’avoir mal compté les étiers secondaires qu’ils ont laissés derrière eux, de s’être aventuré trop avant et de tomber en plein sur les retranchements français. Du coup, il se lève, écarte les buissons noirs et scrute l’obscurité, paupières à demi fermées pour tenter de se protéger du vent saturé de sable. Finalement, à quelques pas, ses yeux de braconnier habitués à voir dans la nuit reconnaissent la forme sombre de quelque chose qui ressemble aux côtes d’un énorme squelette : les membrures pourries d’un bateau à moitié enfoncé dans la vase.

— Nous y sommes, dit-il.

— Et il n’y a pas de gabachos devant ? demande le beau-frère.

— Les plus proches sont à l’entrée de l’étier du moulin. On peut passer par ici.

Il descend, plié en deux, la courte pente qui mène à la rive, suivi des autres. Au moment de poser le pied dans la vase, il s’arrête pour vérifier que le sabre court qu’il porte attaché par une corde dans le dos est toujours à sa place et que la navaja – fermée, elle mesure une paume et demie – glissée dans sa ceinture ne le gêne pas pour nager. Puis il entre lentement dans l’eau noire, tellement froide qu’elle lui coupe le souffle. Quand il perd pied, il commence à mouvoir bras et jambes en gardant la tête dehors, pour se diriger vers l’autre rive. La distance à parcourir ne présente pas de difficultés : mais le vent fort qui ride l’eau et la marée descendante qui commence à se manifester le déportent sur le côté. Il faut économiser son souffle. Derrière, il sent barboter Cárdenas, qui est le plus maladroit des quatre, car Panizo et son fils nagent comme des poissons ; mais le beau-frère a pris la précaution de s’attacher deux calebasses vides qui lui permettent de ne pas couler. Dans d’autres circonstances, il aurait fallu s’occuper de lui pour que le bruit qu’il fait – piaf, piaf, piaf – ne dénonce pas leur présence aux Français, mais cette nuit, par chance, le levant recouvre tout.

Felipe Mojarra et ses camarades ont bien choisi leur jour. Quand le vent d’est souffle fort sur les salines, il finit par brouiller la vue. Il y a quelque temps, au retour d’une de ses premières reconnaissances avec le capitaine Virués, le saunier a assisté à une discussion entre celui-ci et un officier anglais qui s’obstinait à vouloir entourer la batterie de San Pedro avec des fascines traditionnelles. Virués a insisté sur le fait qu’il valait mieux le faire avec les agaves dont on se sert en Andalousie pour clôturer les vergers. Le rouget n’a pas voulu en démordre, il a fortifié le poste avec des fascines, suivant le règlement à la lettre, et, après cinq jours de levant, le fossé était comblé par le sable et le parapet enterré. L’Anglais ayant été enfin convaincu des bienfaits des agaves – même le diable ne sait pas tout ce que sait un saunier, a dit le capitaine en clignant de l’œil à Mojarra –, le périmètre extérieur de San Pedro ressemble désormais moins à un fort qu’à un verger.

Mojarra émerge de l’étier en grelottant et rampe comme un serpent boueux sur la vase de la rive. Quand les autres se rassemblent près de lui, une faible clarté bleutée commence à dessiner, 600 vares plus loin, les hauteurs et les pins noirs de Chiclana. Le village, fortifié par les Français, est à un peu plus d’une demi-lieue en suivant la berge de l’étier.

— L’un après l’autre, chuchote le saunier. Et tout doucement.

Il marche le premier, remontant le bref talus de terre, pataugeant ensuite dans l’eau froide du marais salant abandonné qui se trouve derrière. Un peu plus loin, quand ils sont sûrs de ne pas être repérables dans la clarté de l’aube, les quatre se redressent et avancent, de l’eau jusqu’à la ceinture. Le fond boueux entrave la marche, et parfois un clapotis soudain, un juron proféré à voix basse les obligent à se prêter mutuellement main-forte pour échapper au piège visqueux où s’enfoncent leurs pieds. Par chance, ils ont le levant de face, et celui-ci emporte tous les bruits loin des oreilles inopportunes. Le courant de la marée descendante vers le canal et la baie se fait sentir avec une plus grande intensité, découvrant le lit du marais dont personne ne recueille plus le sel depuis l’arrivée des Français. Mojarra comprend qu’ils ont pris du retard. Entre les tourbillons de sable et de poussière que le vent continue à soulever en rafales, la lumière qui monte derrière les pins de Chiclana s’étire déjà en une étroite frange qui vire lentement du bleu sale à l’ocre. Nous arrivons de justesse, se dit-il. Mais grâce à Dieu, nous arrivons.

— Ils sont là, indique Curro Panizo tout bas. À l’entrée du petit étier, près du môle en planches.

Mojarra passe avec précaution la tête par-dessus le talus, écartant les rameaux de salicorne et d’asperges sauvages qui le couvrent. Un reflet de la clarté naissante dessine l’étier Alcomocal et ses embranchements comme des rubans de plomb fraîchement fondu, s’élargissant près du moulin de Santa Cruz que l’on devine proche, encore dans l’ombre. Et sur la gauche, à la jonction avec l’étier qui va jusqu’à Chiclana, près d’un petit môle en planches et d’un hangar que le saunier connaît bien – ils étaient déjà là avant la guerre –, il voit l’ombre noire, longue et plate d’une chaloupe canonnière qui se découpe sur le reflet plombé de l’eau.

— Où se tient la sentinelle ? lui demande Panizo.

— Au bout du môle… Nous pouvons approcher par les carreaux du marais, de mur en mur. Les autres dorment dans le hangar.

— Alors allons-y. Il se fait tard.

Les pins proches commencent à prendre forme quand les quatre hommes passent le dernier carreau et s’enfoncent dans la fange visqueuse. Une clarté grise et ocre découvre déjà, entre les tourbillons de vent sale, le hangar en planches, le petit môle et la silhouette de la canonnière qui y est amarrée. Mojarra respire, soulagé de voir qu’elle n’est pas échouée sur la vase, mais qu’elle flotte, le mât un peu incliné vers l’avant et la voile latine enverguée sur l’antenne basse. Voilà qui aidera à naviguer avec le levant, en descendant le grand étier, au lieu de ramer à en cracher ses poumons avec les gabachos aux fesses.

— Je ne vois pas la sentinelle.

Panizo s’avance pour jeter un coup d’œil. Il revient en rampant.

— Elle est à droite, à côté du môle. À l’abri du vent.

Mojarra, qui identifie enfin la forme noire et immobile – pourvu qu’il soit en train de ronfler, pense-t-il –, a détaché le sabre qu’il porte dans son dos et entend les bruits que font les autres en agissant de même : hache d’abordage pour Panizo ; cimeterres aiguisés pour le beau-frère Cárdenas et pour le petit Currito. Il sent monter de ses aines un frisson déplaisant. Avec les armes blanches, il ressent toujours la même chose.

— Prêts ?

Chuchotements de confirmation. Mojarra respire profondément. Trois fois.

— Alors, à Dieu vat !

Ils se relèvent tous les quatre, se signent et avancent avec précaution dans les rafales de poussière et de sable, un peu courbés pour ne pas se découper à contre-jour, sentant crisser sous leurs pieds nus les cristaux de sel qui tapissent la rive. Vingt mille réaux, pense encore Mojarra, si cette canonnière arrive dans les lignes espagnoles. Cinq mille pour chacun, si nous revenons tous vivants. Ou pour les familles. Les visages de sa femme et de ses filles traversent ses pensées avant de se perdre dans le battement fort de son cœur, dont la pulsation assourdissante remplit maintenant ses oreilles par-dessus le hurlement du vent qui glace ses vêtements trempés.

Tunc… La sentinelle ne crie même pas. Elle dormait. Sans s’arrêter à penser à la forme noire qu’il vient de sabrer, Mojarra poursuit son chemin jusqu’au hangar, cherche la porte, l’ouvre d’un coup de pied. Aucun des quatre ne prononce une parole. Se bousculant presque, ils se précipitent à l’intérieur, où la faible clarté qui filtre du dehors permet de distinguer cinq ou six silhouettes noires étendues sur le sol. Cela pue le renfermé, la sueur, le tabac refroidi, les vêtements humides et sales. Tunc… Zass… Tunc… Zass. Systématiquement, comme s’ils taillaient des branches d’arbre, les sauniers frappent avec leurs lames et leurs haches. Les dernières silhouettes, réveillées, ont le temps de crier. L’une d’elles parvient à se dégager violemment, tente de gagner la porte à quatre pattes en émettant un hurlement de terreur désespéré qui sonne comme un reproche. Tunc, tunc, tunc. Zass, zass, zass. Mojarra et ses compagnons s’acharnent sur elle, pour en finir au plus vite. Ils ne savent pas s’il y en a d’autres à proximité. Si quelqu’un a pu entendre les cris. Puis ils ressortent en respirant avec avidité l’air du vent sale qui les crible de piqûres de sable. Essuyant sur leurs habits mouillés le sang qui poisse leurs mains et barbouille leurs figures.

Ils courent vers le petit môle en planches sans regarder derrière eux. La chaloupe française se balance dans le vent, toujours à flot. La marée descend maintenant avec plus de force, découvrant les berges boueuses des étiers et de leurs embranchements, dans la lumière matinale qui se fait de plus en plus franche. Si les choses ne se compliquent pas, ils ont le temps. Juste le temps, se répète Mojarra. Mais ils l’ont.

— Petit, va ramasser toutes les armes que tu trouveras !

Currito Panizo part comme un boulet de canon en direction du hangar, pendant que son père, le beau-frère Cárdenas et Mojarra sautent du môle dans la canonnière, libèrent l’antenne et tirent sur la drisse pour hisser celle-ci après avoir pris des ris au tiers de la voile. Celle-ci se déploie dans le vent avec un claquement, faisant gîter l’embarcation vers la berge de l’étier juste au moment où Currito revient chargé de quatre fusils et de deux buffleteries avec leurs cartouchières, baïonnettes et sabres.

— Vite, petit !… On s’en va !

Un coup de sabre à l’avant et un autre à l’arrière pendant que le garçon saute à bord, dans un grand fracas de tout son chargement qui se répand sur les bancs de la chaloupe. Celle-ci est longue, large et de faible tirant d’eau, parfaite pour la guerre de canonnières dans le labyrinthe de canaux qui entoure l’Île. Elle doit mesurer dans les quarante pieds, confirme Mojarra. C’est une belle barque. Elle porte un canon à la proue – de 6 livres, semble-t-il, une très bonne pièce – sur un affût coulissant, et deux petits perriers de bronze à la poupe, un sur chaque bord. Voilà qui vaut bien les vingt mille réaux de prime. Et bien pesés, encore. À condition, bien entendu, de revenir à bon port pour les toucher.

Libérée de ses amarres, poussée par le vent et la voile gonflée du bon côté, la chaloupe s’écarte du môle, dérive d’abord lentement, puis à une vitesse inquiétante au milieu de l’étier Alcomocal. À l’arrière, tenant la barre franche pour se maintenir dans la partie profonde du lit de l’étier qui va se rétrécissant – s’échouer serait leur perte assurée –, Mojarra calcule l’intensité de la marée descendante et la forme que doit prendre le coude précédant la jonction avec l’entrée du grand étier, cherchant toujours à garder assez de profondeur. Currito et le beau-frère Cárdenas s’occupent de l’écoute et du réglage de la voile tandis que Panizo, à l’avant, oriente la manœuvre. Il fait à présent assez clair pour qu’ils puissent voir leurs visages : pas rasés, cernes d’insomnie, peau grasse avec des traînées de boue et de sang de gabachos. Crispés par ce qu’ils viennent d’accomplir, mais sans avoir encore le temps d’y penser.

— Nous la tenons ! s’écrie Cárdenas, exultant, comme s’il venait tout juste de s’en rendre compte.

— À nous la fortune ! lui fait écho Panizo depuis l’avant.

Mojarra s’apprête à ouvrir la bouche pour leur dire de ne pas vendre trop tôt la peau de l’ours, quand les ennemis lui épargnent cette peine. Une voix crie en français, dans l’ombre qui couvre encore le talus de la berge proche et, immédiatement, deux éclairs brillent coup sur coup. Pan, pan… Les balles n’arrivent pas jusqu’à la chaloupe, qui atteint l’embouchure de l’étier de Chiclana. D’autres tirs retentissent, venant aussi, maintenant, de la rive opposée – quelques balles isolées, tirées au jugé, soulèvent des gerbes dans l’eau –, pendant que Mojarra pèse de tout son corps sur la barre pour la pousser sur un bord et faire que la chaloupe se dirige vers l’ouest pour entrer dans le cours du grand étier. Le poids du canon à l’avant du mât aide à maintenir une direction fixe, mais gêne les manœuvres. Vent et marée finissent par converger, et l’embarcation file dans le sens du courant, passe au grand largue, puis plein vent arrière, l’antenne presque à l’horizontale. Mojarra scrute avec inquiétude le paysage plat et les talus bas des berges. Il sait qu’il y a un poste avancé français au prochain confluent ; et que, quand ils passeront devant, la clarté cendreuse qui filtre à travers les nuages de poussière aidera les ennemis à ajuster leur tir. Mais il n’y a pas d’autre solution que de les affronter, en espérant que la mauvaise visibilité due au levant gênera les gabachos.

— Préparez les rames. Il faudra s’en servir en arrivant à l’étier de San Pedro.

— On n’en aura pas besoin, objecte Panizo.

— Il faut tout prévoir. Nous allons trouver beaucoup de vase à découvert autour des îlots. Je ne veux pas prendre de risques avec la voile, vu le courant et ce vent. Nous devrons peut-être passer cette partie à la rame… Et le drapeau ?

Tandis que Panizo père et le beau-frère Cárdenas ajustent les rames à leurs tolets, Currito Panizo sort de sa ceinture un morceau de tissu plié, le montre à Mojarra avec un clin d’œil, et le dépose entre les bragues et les amarrages du canon. C’est sa mère qui l’a cousu, l’avant-dernière nuit, à la lumière d’une chandelle de suif. Comme ils n’ont pas pu trouver de toile jaune, la bande centrale est blanche, découpée dans un drap. Les deux bandes rouges viennent de la doublure grenat d’une vieille cape du beau-frère Cárdenas. Le tout mesure quatre empans sur trois. Hissé au mât de la chaloupe, ce pavillon semblable à celui qui est en usage sur les canonnières de la Marine royale empêchera les Espagnols et les Anglais de tirer sur eux quand ils les verront apparaître par l’étier de Chiclana. Pour le moment, le mieux est de laisser le morceau de tissu là où il est, car les tireurs sont les Français. Et ils vont tirer, se dit Mojarra, plein d’appréhension, en voyant approcher à toute allure sur bâbord l’entrée de l’étier où se trouve la position avancée ennemie. Il leur restera ensuite à franchir 500 vares de no man’s land avant de déboucher dans l’étier principal, près des lignes espagnoles : la batterie de San Pedro et l’île du Vicario. Mais ça, c’est pour plus tard. Avant, et tout de suite, il va falloir traverser la fournaise. À cette heure, prévenus par les tirs, les Français du poste avancé auront tout loisir de les tirer à trente pas comme des lapins. Presque à bout portant.

— Baissez-vous !… Nous y sommes !

La position française est à peine visible depuis cette partie de l’étier ; mais dans la lumière grise qui dévoile désormais tout, au milieu des tourbillons de sable qui courent le long des talus de la rive gauche, Mojarra voit apparaître des silhouettes de mauvais augure qui les observent. Pesant sur la barre, le saunier essaye de maintenir la chaloupe éloignée de la berge, en la dirigeant vers l’autre côté de l’étier, tout en gardant un œil posé sur le lit de vase que la marée descendante découvre de plus en plus.

Les Français tirent déjà. Les balles sifflent en passant au-dessus de la chaloupe, et celles qui sont trop courtes soulèvent de nouvelles gerbes dans le courant de l’étier. Ploc. Ploc. Des claquements liquides qui semblent inoffensifs, comme quand on lance des galets dans l’eau. Cramponné à la barre, Mojarra baisse la tête autant qu’il le peut, en tentant de ne pas perdre de vue la boue noire de la berge. À ce qu’il sait, le poste des gabachos est tenu par une vingtaine de soldats. Ce qui signifie que, durant la longue minute où la chaloupe se trouvera à portée de leurs fusils – si la vase ne l’immobilise pas, le temps qu’ils soient tous criblés de balles –, les Français peuvent leur expédier une cinquantaine de coups de fusil. Ce qu’ils sont déjà en train de faire. Ça tire vraiment trop, conclut le saunier, lugubre. C’est comme ça que doit se sentir, pense-t-il, un colvert quand il vole désespérément en pleine partie de chasse. Mort de trouille au point de ne même plus faire coin-coin.

— Attention ! crie Curro Panizo.

Nous y voilà, confirme Mojarra. La chaloupe est juste en face du poste, les gabachos ajustent le tir, et les balles crépitent comme de la grêle tandis que, sur la rive, le vent balaie la fumée blanche des coups de feu. Grand concert de ziaaang ! et de ploc ! auquel se joint une série de claquements plus sinistres : l’impact des balles sur le bordage de la chaloupe. L’une d’elles arrache des éclats de bois au plat-bord, à trois paumes de Mojarra. D’autres traversent la voile ou frappent le mât, au-dessus des corps recroquevillés de Panizo, Cárdenas et Currito. Obligé de gouverner l’embarcation et d’empêcher que les rafales de vent ne la dévient de la bonne route, le saunier ne peut que serrer les dents, se courber autant qu’il le peut – tous les muscles de son corps lui font mal, contractés par l’attente d’une balle – et se raccrocher à l’espoir qu’aucune de ces billes de plomb ne porte son nom écrit.

Clac, clac, clac, clac. Les tirs des gabachos arrivent maintenant presque par salves. Bien serrées. Mojarra se relève un instant pour vérifier la distance qui le sépare de la rive droite et la hauteur de l’eau, corrige un peu le cap et, quand il regarde de nouveau dans la canonnière, il voit le beau-frère Cárdenas qui se tient la tête à deux mains tandis qu’un flot de sang coule entre ses doigts et goutte le long de ses bras jusqu’aux coudes. Il a lâché l’écoute, la voile se met de travers sous une rafale de vent, et la chaloupe fait une auloffée qui risque de la jeter en plein sur la berge.

— L’écoute ! Par Dieu et par la Vierge !… Bordez l’écoute !

Les balles crépitent de tous côtés. Sautant par-dessus le blessé, Currito tente d’attraper le filin que plus rien ne retient, et qui fouette l’air entre les claquements de la voile. Mojarra pèse de tout son corps sur la barre, d’abord d’un côté puis d’un autre, dans une tentative désespérée de se maintenir loin des bancs de vase. Finalement, depuis l’avant, Curro Panizo réussit à attraper l’écoute, la tire vers l’arrière, et la voile – trouée en huit ou dix endroits – reprend le vent.

Les derniers tirs arrivent sur le côté et restent derrière, l’embarcation s’éloignant du poste français, sur le point de s’engager dans la douce et double courbe qui conduit à l’étier de San Pedro. Une ultime balle atteint la contre-étrave, au-dessus de la barre, et arrache des éclats de bois qui frappent Mojarra au cou et à la nuque, sans conséquences. Mais il a eu terriblement peur. Salauds de mosiús, avec Napoléon et tous ses morts, marmonne-t-il sans lâcher la barre. D’un coup, lui viennent en mémoire le bruit des sabres et des haches dans le hangar, l’odeur de la chair taillée à vif, le sang dont il porte encore des croûtes séchées sur les mains et sous les ongles. Il décide de penser à autre chose. Aux vingt mille réaux pour eux quatre. Parce que finalement, si rien ne vient plus se mettre en travers, ils seront quatre : les Panizo s’occupent de soigner le beau-frère Cárdenas, étendu ventre à l’air sur l’affût du canon, la peau blafarde et la face couverte de sang. Une estafilade, l’informe Panizo père. Ça ne semble pas très grave. La chaloupe file à présent au milieu du courant, prenant de nouveau de la vitesse, et l’on aperçoit au loin les îlots de vase que la marée basse commence à découvrir à la sortie de l’étier. Dans une centaine de vares, l’embarcation sera visible depuis la batterie anglaise qui se trouve de l’autre côté ; c’est pourquoi Mojarra dit à Currito de préparer le drapeau. Il ne manquerait plus, ajoute-t-il, que les rougets de San Pedro se mettent à nous mitrailler.

Les îlots laissent encore un passage assez large, observe-t-il de loin. Ils n’auront pas besoin des rames. De sorte qu’il manœuvre la barre pour pointer la proue vers l’espace d’eau libre, que frisent le vent et le courant entre les deux surfaces planes de boue noire qui émergent, pouce après pouce, à mesure que descend la marée. D’un dernier coup d’œil, le saunier observe entre les tourbillons de poussière et de sable le paysage plat, les entrées des étiers principaux et secondaires qu’il laisse derrière eux, sur les deux bords. Des bandes d’avocettes – cette année, elles tardent à partir vers le nord, comme si elles aussi se méfiaient des gabachos – agitent les rayures noires de leurs ailes en arpentant sur leurs fines échasses la berge envasée, à l’abri d’un talus couvert d’arbustes.

— Hisse ce pavillon, petit… Que les rougets le voient !

Arrivés où ils sont, calcule-t-il, la voile doit être visible de la batterie, où l’on aura également entendu les tirs. Mais mieux vaut prendre ses précautions. En un clin d’œil, Currito Panizo, qui avait déjà frappé le pavillon bicolore sur une drisse, le hisse au-dessus de l’antenne, à la pointe du mât. Un instant plus tard, d’un mouvement ferme de la barre, Mojarra fait passer la chaloupe entre les îlots et la dirige ensuite vers la large embouchure du grand étier, au nord.

— Affalez !… Aux rames !

Adossé à l’affût, une main sur sa blessure, le beau-frère Cárdenas se plaint. Aïe, ma mère, gémit-il. Aïe, aïe, aïe. Curro et Currito Panizo choquent l’écoute, font descendre l’antenne et serrent la voile n’importe comment, une partie de la toile claquant dans le vent et traînant dans l’eau. Puis ils prennent chacun une rame, s’assoient face à la poupe, et commencent à ramer désespérément, leurs pieds calés sur les bancs de nage. Entre leurs têtes, au loin, Mojarra distingue déjà dans le gris sale du paysage les parapets d’agaves, les murs bas et les meurtrières garnies de canons du fort anglais. À ce moment, une rafale de levant déchire la brume de poussière ; et un premier rayon de soleil horizontal, rougeâtre, éclaire le morceau de tissu rouge et blanc qui flotte avec force au mât de la canonnière capturée.

 

*

 

Le sexe mâle ou fluide spermatique devait exister à l’intérieur même de l’utérus féminin en contact avec les embryons pour les féconder subrepticement, car il est impossible d’expliquer autrement la fécondité des semences, qui suppose toujours le concours des deux sexes…

 

Lolita Palma demeure immobile, relisant ces lignes. Puis elle ferme la Description des plantes de Cavanilles et reste à contempler la reliure de cuir sombre du livre posé sur le bureau du cabinet botanique. Très calme, et songeuse. Après quoi elle se lève, remet le volume sur son rayon et baisse complètement la persienne de la fenêtre ouverte par où pénétrait la lumière de la rue. Elle n’est vêtue que d’une légère robe d’intérieur en soie de Chine qui descend jusqu’aux sandales sans talons, et ses cheveux sont retenus par des épingles. Il est impossible de se concentrer par cette chaleur, et la clarté nécessaire pour travailler ou lire s’accompagne de l’air chaud et humide de l’extérieur. C’est l’heure de la sieste ; à la différence de presque tout Cadix, elle ne la passe jamais à dormir. Elle préfère consacrer ce moment aux plantes, ou à la lecture, profitant de la paix de la maison silencieuse. Sa mère repose sur ses oreillers, dans les vapeurs du laudanum. Même les domestiques se sont arrêtés. Ces heures sont, avec la nuit, celles que Lolita réserve pour elle-même, dans une journée de travail qui, depuis qu’elle gouverne Palma & Fils, est réglée par les usages locaux du commerce : bureau de huit heures à deux heures et demie, repas, lavage des dents avec de la poudre de corail et de l’eau de myrrhe, brossage et peignage des cheveux par les soins de la femme de chambre Mari Paz, retour au bureau de six à huit, promenade avant le souper par la Calle Ancha, la place San Antonio et l’Alameda, avec quelques achats et des rafraîchissements à la pâtisserie de Cosí ou celle de Burnel. Parfois, rarement, une réunion dans une maison amie ou dans le patio ou le salon de la sienne. La guerre et l’occupation françaises ont mis fin aux séjours d’été dans la maison familiale de Chiclana, dont Lolita regrette le paysage avec une certaine mélancolie : les pinèdes, la plage voisine, les vergers et les arbres sous lesquels on se promenait à la tombée du jour, les goûters à l’ermitage de Santa Anna et les excursions en calèche à Medina Sidonia. Les tranquilles promenades dans la campagne, identifiant et cueillant des plantes avec le vieux maître Cabrera qui fut son professeur de botanique. Et, la nuit venue, la lune inondant tout par les fenêtres ouvertes, si claire et argentée que l’on pouvait presque lire ou écrire à sa lumière, pendant que résonnaient la stridence incessante des grillons dans le jardin et le coassement des grenouilles dans les canaux d’irrigation voisins. Mais ce monde familier, avec ses longs étés de l’enfance et de la jeunesse, a depuis longtemps disparu. Ceux qui sont allés à Chiclana racontent que la maison et ses alentours ont été terriblement dévastés, tout ce qui n’est pas en ruine transformé en casernes et en retranchements, et que les Français ont tout consciencieusement pillé. Dieu seul sait ce qui restera de cet ancien monde heureux, si lointain déjà, quand s’achèveront ces temps d’incertitudes.

L’or des livres et des herbiers s’insinue dans la pénombre. À l’autre bout de la pièce, sur le mur opposé à la fenêtre qui donne sur la rue, les fougères couvrent de gouttes minuscules les vitres de la galerie fermée qui, à la manière d’une serre, donne sur le patio. Et dehors règne toujours le silence de la ville. Pas même l’explosion plus ou moins éloignée d’une bombe française – les tirs du Trocadéro se rapprochent de plus en plus du quartier – pour troubler la paisible chaleur de l’après-midi. Cela fait quatre jours que les assiégeants ne tirent pas ; et, sans bombes, la guerre semble de nouveau trop lointaine. Comme étrangère à la pulsation quotidienne et régulière du Cadix de toujours. Le dernier fait guerrier a eu lieu hier matin, quand les gens sont montés sur les terrasses et les observatoires avec des télescopes et des longues-vues pour suivre le combat d’un brigantin français accompagné d’une felouque portant le même pavillon, sortis du golfe de Rota, contre un petit convoi de tartanes venant d’Algésiras escorté par deux canonnières espagnoles et une goélette anglaise. Le bleu de la mer s’est couvert de fumées et de détonations ; et pendant presque deux heures, tandis que la brise de ponant déplaçait lentement les voiles dans le lointain, la foule a pu jouir du spectacle, tantôt applaudissant, tantôt manifestant sa désolation quand les choses semblaient tourner mal pour les alliés. Elle aussi, accompagnée du regard sagace du vieux Santos – « La tartane qui est au vent est perdue, madame Lolita ; ils vont la prendre comme une brebis qui s’est écartée du troupeau » –, a suivi depuis sa tour de vigie les évolutions des bateaux, le grondement lointain et la fumée de la canonnade ; jusqu’à ce que les Français, favorisés par le ponant qui prenait la goélette anglaise de face et empêchait d’approcher une corvette espagnole qui avait quitté son mouillage, puissent se retirer avec deux prises capturées sous les canons mêmes du château de San Sebastián.

Trois semaines auparavant, de la même tour, la longue-vue anglaise posée sur la petite balustrade, et seule en cette occasion, Lolita Palma avait vu la Culebra sortir de la baie pour une nouvelle campagne. Maintenant, dans la pénombre du cabinet, elle se souvient très bien du vent d’est nord-est qui soufflait par risées vers le large pendant que le cotre corsaire, frôlant les rochers des Puercas et la basse du Fraile pour se tenir loin des batteries françaises, naviguait d’abord au largue puis avec le vent de travers, contournant les remparts de la ville jusqu’au récif de San Sebastián. Et une fois là, larguant plus de toile – il semblait avoir hissé la voile de flèche et le troisième foc sur le long beaupré –, elle l’a vu mettre cap au sud, s’éloignant dans l’immensité infinie et bleue : une tache blanche de voiles minuscules diminuant jusqu’à disparaître de la lentille de la longue-vue. Quelque temps plus tard, la tombée du jour avec ses tons violets sur le ciel lointain du levant a trouvé Lolita encore sur la tour, contemplant l’horizon vide. Immobile, comme en ce moment dans son cabinet. Concentrée sur la dernière image du cotre s’éloignant, et surprise elle-même de se tenir toujours là. Elle se rappelle n’avoir vécu qu’une seule fois dans sa vie une telle situation, regardant pareillement la mer vide : l’après-midi du 20 octobre 1805, quand les derniers vaisseaux de l’escadre de Villeneuve et de Gravina ont quitté le port après une très pénible et très lente sortie en tirant des bords infinis dans l’absence de vent, tandis qu’une foule de familles, enfants, frères, épouses et parents, se pressant sur les terrasses, les tours et les remparts, demeurait silencieuse, les yeux rivés sur la mer, même après que la dernière des voiles qui naviguaient vers le funeste rendez-vous du cap de Trafalgar eut cessé d’être visible.

Lolita Palma continue de faire défiler les souvenirs, adossée au mur du cabinet. La tour de vigie, la mer. Le même cuivre doublé de cuir de la longue-vue entre ses doigts. La griffure que lui causent un confus sentiment d’absence, tout à fait inexplicable, et la tristesse insolite d’étranges pressentiments. Puis, l’instant d’après, fâchée contre elle-même, elle se demande ce que tout ça a à voir avec la Culebra. Et, soudain, comme l’éclair d’un coup de feu, le sourire prudent et songeur de Pepe Lobo vient la frapper au point de la faire violemment sursauter. Ses yeux de chat aux aguets la dévisageant, sereins, comme des pensées. Habitués à regarder la mer, et aussi les femmes. Certains disent que vous n’êtes pas un homme d’honneur, capitaine Lobo. Voilà ce qu’elle a dit, ce jour-là ; et jamais elle n’oubliera sa réponse tranquille, simple, sans détourner les yeux. Je n’en suis pas un. Et je ne prétends pas en être un.

Lolita ouvre la bouche comme un poisson qui suffoque, et aspire l’air chaud. Une, deux, trois fois. Introduisant une main sous le col humide de la robe de soie, elle la pose sur sa poitrine nue et retrouve le même battement dans les veines de ses poignets que ce jour de leur rencontre sur la place San Francisco. La conversation sur le dragonnier peint sur l’éventail et ces paroles qui, dans sa mémoire, semblent avoir été prononcées par une autre bouche que la sienne. Il faudra me raconter tout ça, capitaine. Un autre jour, peut-être… Quand vous serez de retour au port. Lolita n’oublie pas les mains brunes et fortes, le menton, où malgré le passage récent du rasoir pointait déjà dès le matin la barbe noire et fournie. Les cheveux drus, les pattes basses, épaisses et bien taillées. Mâles. Le sourire comme un trait blanc sur la peau hâlée. Elle l’imagine de nouveau, maintenant, en cet instant précis, debout sur le pont incliné du cotre corsaire, les cheveux volant au vent, les yeux mi-clos sous le rayonnement aveuglant du soleil. Cherchant des proies à l’horizon.

Elle reste près de la fenêtre, écoutant le silence de la ville. Même avec la persienne baissée, l’air chaud de l’extérieur s’infiltre par les fentes. Les jours de fort levant sont terminés, et Cadix ressemble à un navire endormi dans l’eau tiède et calme, encalminé dans sa propre mer des Sargasses. Un vaisseau fantôme dont Lolita Palma serait à elle seule tout l’équipage. Ou l’unique survivante. C’est ainsi qu’elle se sent en ce moment, dans le silence et la chaleur qui l’entourent, adossée au mur, pensant à Pepe Lobo. Son corps est mouillé, la peau de sa nuque humide. De minuscules gouttes de sueur glissent sur la naissance de ses cuisses nues sous la soie.

 

*

 

La haute et lourde masse de la Porte de Terre se découpe dans la nuit, sous la voûte fourmillant d’étoiles. Suivant les murs blanchis à la chaux du couvent de Santo Domingo, Rogelio Tizón tourne à gauche. Une lanterne à huile éclaire le coin de la rue de la Goulette, dont l’angle intérieur est plongé dans l’ombre. Au moment où les pas du policier résonnent à cet endroit, une forme en émerge.

— Bonsoir, monsieur le commissaire, dit la Persil.

Tizón ne répond pas au salut. La matrone vient d’ouvrir une porte, découvrant la lueur d’une chandelle allumée qui brûle de l’autre côté. Elle entre, suivie de Tizón, prend la chandelle et éclaire un étroit couloir aux parois écaillées, qui pue la crasse humide et le poil de chat. Malgré la chaleur de la rue, ce couloir produit une sensation de froid. Comme s’il pénétrait dans une autre saison de l’année.

— Mon amie dit qu’elle fera ce qu’elle peut.

— Je l’espère.

La vieille écarte un rideau. Derrière, se trouve un réduit dont les murs sont tapissés de couvertures de Jerez où pendent des images religieuses, des estampes de saints, des ex-voto en cire et en laiton. Sur un buffet d’une élégance insolite, est disposé un petit autel avec une reproduction du Christ de l’Humilité et de la Patience dans une urne de verre, éclairée par des petites veilleuses qui flottent dans une écuelle d’huile. Le centre de la pièce est occupé par une table couverte d’une grande nappe sur laquelle est posé un bougeoir en laiton avec un cierge dont la mèche allumée dessine des lumières et des ombres sur les traits de la femme qui attend, assise, les mains sur la table.

— La voici, monsieur le commissaire. La Caracole.

Tizón n’ôte pas son chapeau. Il s’installe sans cérémonie sur une chaise vide devant la table, la canne entre les genoux, et regarde la femme. Laquelle, de son côté, l’observe, immobile. Âge indéfinissable, entre la quarantaine et la soixantaine. Cheveux teints en rouge cuivré, visage de Gitane, peau lisse. Des bras nus et bien en chair : celui qu’elle appuie sur la table porte des bracelets en or. Au moins une douzaine, estime le policier. Sur la poitrine, un énorme crucifix, un reliquaire et un scapulaire avec une Vierge brodée qu’il ne parvient pas à identifier.

— J’ai déjà expliqué à mon amie ce qui vous préoccupe, monsieur le commissaire, dit la Persil. Donc je vous laisse seuls.

Tizón acquiesce et se tait, occupé à allumer un cigare, pendant que le bruit des pas de la matrone s’éloigne dans le couloir. Puis il contemple l’autre femme dans un halo de fumée que disperse la flamme du cierge.

— Que peux-tu me dire ?

Un silence. Tizón a entendu parler de la Caracole – son travail consiste à entendre parler de tout le monde –, mais il ne l’a encore jamais vue. Il sait qu’elle est arrivée dans la ville il y a six ou sept ans et qu’elle a été marchande de beignets à Huelva. À Cadix, elle a la réputation d’être très pieuse et d’avoir le don de voyance. Les petites gens viennent lui demander des conseils ou des remèdes. Elle en vit.

La femme a fermé les yeux et marmonne quelque chose d’inaudible. Peut-être une prière. Ça commence mal, se dit Tizón. Le coup classique de la Gitane.

— Il tuera encore…, murmure la voyante au bout d’un moment. Cet homme recommencera.

Elle a une voix étrange, constate Tizón. Torturée et un peu grinçante, qui met mal à l’aise. Ça rappelle le gémissement d’un animal malade.

— Comment sais-tu que c’est un homme ?

— Je le sais.

Tizón tire sur son cigare, pensif.

— Je n’avais pas besoin de venir te voir pour apprendre ça, conclut-il. Je l’avais déjà trouvé tout seul.

— Mon amie m’a dit…

— Écoute, Caracole – le policier a levé une main, impératif –, ne me raconte pas d’histoires. Je suis ici parce que je ne veux rien négliger… Parce qu’on ne sait jamais. Et que je ne perds rien à essayer.

C’est vrai. À force de tout retourner dans sa tête, il a eu cette idée de consulter la voyante. Sans se faire beaucoup d’illusions, naturellement. Il a suffisamment roulé sa bosse pour que ce ne soit pas la première diseuse de boniments qu’il rencontre dans sa vie. Mais il vient de le dire : il ne perd rien à essayer. Ce n’est pas plus déraisonnable ni moins illogique que de constater que l’assassin a tué la dernière fois avant que la bombe ne tombe. Après ça, Tizón est convaincu qu’il ne doit négliger aucune possibilité. Aucune idée, si absurde soit-elle. Consulter la Caracole, c’est un tir en aveugle. Un de plus parmi bien d’autres qu’il a faits – et qu’il fera encore, il le craint – depuis le dernier assassinat.

— Vous croyez à la grâce que j’ai reçue de Dieu ?

— Moi ?… Tu veux que je croie à quoi ?

La femme l’observe avec méfiance. Sans répondre. Tizón avive la braise de son cigare en tirant longuement dessus.

— Je ne crois pas à ta grâce ni à celle de personne.

— Alors pourquoi êtes-vous là ?

C’est une bonne question, se dit le policier.

— Je travaille, résume-t-il. J’essaye de vérifier des choses difficiles… Mais attention ! Ton amie a dû te prévenir : avec moi, on ne joue pas.

Un chat noir sort de l’obscurité, contourne les pieds de la table et vient se frotter contre ses bottes. Sale bête.

— Dis-moi seulement si tu vois pour de bon quelque chose qui pourrait m’aider. Sinon, tant pis. Je me lève et je m’en vais… Tout ce que je te demande, c’est de ne pas me faire perdre mon temps.

La Caracole fixe son regard sur un point de l’espace derrière le policier et demeure immobile, sans ciller. Puis elle ferme les yeux – Tizón en profite pour écarter le chat d’un coup de pied – et, un peu plus tard, elle les rouvre. D’un air absent, elle regarde tour à tour le chat qui miaule lamentablement à côté d’elle, et le policier.

— Je vois un homme.

Le commissaire se penche, les coudes sur la table, hargneux. Le cigare fumant au coin de la bouche.

— Ça, tu l’as déjà dit. Ce qui m’intéresse, c’est la relation avec les endroits sur lesquels tirent les Français.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— Est-ce qu’il y a un rapport entre les deux ?… Entre les filles mortes et les bombes ?

— Quelles bombes ?

— Mais, bon Dieu de merde, celles qui tombent sur Cadix !

La femme semble l’étudier de haut en bas. D’abord déconcertée, ensuite critique.

— Vous êtes un esprit fort, dit-elle au bout d’un instant. Trop incrédule. Alors il est difficile que la grâce de Dieu m’éclaire.

— Fais un effort. Je dois bien croire à quelque chose, puisque je suis ici.

Le regard de la voyante se perd de nouveau derrière Tizón. Maintenant, elle a croisé les mains sur la croix et le scapulaire qu’elle porte sur la poitrine. Le temps approximatif de deux Ave María. Après quoi, elle cligne des yeux et hoche la tête.

— Impossible. Je ne peux pas me concentrer.

Tizón ôte son chapeau et se frotte le crâne. Découragé et réprimant l’envie de partir. Puis il se recouvre. Le chat passe de son côté avec d’extrêmes précautions, en décrivant un demi-cercle qui le tient éloigné de ses bottes.

— Essaye encore un peu, Caracole.

La femme soupire et se tourne légèrement vers l’image du Christ sur la commode, comme pour le prendre à témoin de sa bonne volonté. Puis elle recommence à contempler le vide. Trois Ave María, cette fois, calcule Tizón.

— Je vois quelque chose. Attendez.

Une brève pause. Elle a fermé à demi les paupières et lève une main, celle des bracelets, dont l’or tinte brièvement.

— Une cave, dit-elle. Un lieu obscur.

Le policier se penche un peu sur la table. Il a ôté le cigare de sa bouche et regarde fixement la Caracole.

— Où ?… Ici, dans la ville ?

La femme garde les yeux fermés et la main en l’air. Puis elle la déplace en indiquant une direction.

— Oui. Une cave. Un lieu saint.

Tizón fronce les sourcils. Finissons-en, pense-t-il.

— Tu parles de la Sainte Crypte ?

Il s’agit d’une église souterraine qui se trouve près du Rosaire. Il la connaît parfaitement, comme tout Cadix : un oratoire consacré au culte. Impossible d’imaginer lieu plus respectable. Si c’est à ce lieu que se réfère la Caracole, conclut le policier, je lui arrache la tête à coups de canne. Et après je le lui brûle, son taudis de merde.

— Tu te fous de moi, ou quoi ?

La femme soupire, accablée. Elle se jette en arrière sur sa chaise et regarde le policier d’un air de reproche.

— Je ne peux pas. Vous n’avez pas la foi. Je ne peux pas vous aider.

— Sorcière de pacotille… Qu’est-ce que c’est encore que ce boniment ?

Le violent coup de canne qu’il assène sur la table fait sauter le bougeoir qui tombe par terre et s’éteint.

— Je vais te foutre en taule, vieille truie !

La femme s’est levée, apeurée, et recule en levant les mains, craignant un second coup qui lui serait destiné. Les veilleuses du buffet éclairent, faiblement, ses traits décomposés par la panique.

— Si tu parles de ça à quelqu’un, je te jure que je te tue !

Réfrénant son envie de la rouer de coups, le policier fait demi-tour, se dirige presque en aveugle vers le couloir – il trébuche sur le chat, auquel il expédie un coup de pied sauvage – et sort dans la rue de la Goulette, malade de déception. Après quelques pas, il éclate en jurons qu’il profère dents serrées, avec une férocité systématique, plus honteux et furieux contre lui-même que contre la voyante. Crétin crédule et superstitieux, se répète-t-il en marchant d’un pas rapide dans les ruelles obscures du quartier de Santa María, comme si cette hâte l’aidait à tout laisser derrière lui. Comment as-tu pu imaginer ça un seul instant. Comment as-tu pu. Quelle façon plus absurde, stupide, grotesque, infâme, de te rendre ridicule.

Il ne se calme pas avant le coin de la rue du Figuier, où il s’arrête dans le noir. Une musique confuse de guitares sort des bouges voisins. Des ombres se déplacent ou attendent sous les porches et dans les coins, on entend des bruits de voix masculines, des rires de femmes, des conversations à voix basse. Cela pue la vomissure et le vin. Tizón a jeté son cigare ou l’a perdu en chemin, il ne se souvient plus. Il en tire un autre de l’étui en cuir de Russie, gratte une allumette contre le mur et l’allume en abritant la flamme dans ses mains. « Les mortels peuvent connaître beaucoup de choses quand ils les voient, mais nul ne devine comment seront les choses à venir »… Le fragment d’Ajax – il sait presque par cœur la traduction du professeur Barrull – lui trotte dans la tête tandis qu’il parcourt les rues étroites du quartier du port, en tirant de longues bouffées de son cigare pour essayer de recouvrer son calme. Il ne s’était jamais senti aussi désorienté, incapable de trouver le moindre signe pour le guider. Jamais non plus il n’avait éprouvé cette amère impuissance qui paralyse sa pensée, en lui donnant l’envie de mugir comme un taureau furieux et tourmenté qui cherche un ennemi invisible – impossible, peut-être – sur qui se venger de sa frustration et de sa colère. C’est comme se heurter à un mur : un mur de mystère, de silence, contre lequel ne peuvent rien son expérience, sa raison, ses vieilles recettes de policier. Depuis que tout a commencé, Cadix n’est plus pour Rogelio Tizón le terrain familier, le domaine connu sur lequel il s’est toujours déplacé avec aisance, impunité et cynisme. La ville s’est transformée en un échiquier hostile, plein de cases étranges, d’angles ténébreux jusque-là inconnus. Un casse-tête fait de traits géométriques dont il n’a pas la clef, avec une multitude de pièces insoupçonnées qui défilent sous ses yeux comme un défi ou une insulte. Quatre pièces perdues, jusqu’à maintenant. Et pas un seul indice. Cela signifie une gifle qui se répète chaque jour, tandis que le temps passe et qu’il continue à rester cloué sur place, perplexe. Dans l’attente d’un éclair de lucidité, d’un signal, d’une vision du jeu qui n’arrivent jamais. Qu’il ne voit jamais.

Il marche un bon moment, en balançant sa canne. Sur une petite place, face à la tour de la Merced, brille une lanterne de carton et de papier vert, sous laquelle une femme fait les cent pas ; elle a la tête nue, une petite cape sur les épaules. Quand le policier passe près d’elle, elle s’arrête, provocante, pour rajuster sa cape en montrant du même coup son corsage échancré et sa taille. La lumière verte éclaire ses traits. Elle est jeune. Très. Seize ou dix-sept ans. Tizón ne la connaît pas ; il s’agit sans doute d’une fille arrivée dans la ville parmi le flot des réfugiés, poussée par la faim et la guerre. L’utilité d’être une femme dans une époque comme celle-là, se dit-il cyniquement, est que ça vous procure toujours de quoi manger.

— Vous voulez passer un bon moment, monsieur ?

— Tu as tes papiers ?

La fille change d’expression ; au ton et à la manière, elle devine le policier. D’un geste las, elle glisse une main sous sa robe et sort un certificat portant le timbre officiel qu’elle exhibe à la lumière de la lanterne. Tizón ne le regarde même pas. C’est elle qu’il observe : peau claire, plutôt blonde, formes agréables. Des cernes de fatigue sous les yeux. Le plus probable est que c’est lui-même, ou un de ses subordonnés, qui a tamponné le papier, après perception du tarif en vigueur ou en paiement de quelque service de sa maquerelle ou de son souteneur. Vivre, se faire payer et laisser vivre, telle est la norme. La fille range le papier et regarde la rue en attendant que le policier la laisse tranquille. Celui-ci la contemple calmement. C’est bien possible qu’elle n’ait pas plus de quinze ans.

— Où fais-tu ça ?

Un geste résigné. Las. La fille continue de regarder le bout de la rue. Elle indique à contrecœur un porche voisin.

— Là-bas.

— Allons-y.

Rogelio Tizón ne paie pas les putes. Il couche avec elles quand il en a envie. Gratis. C’est là un de ses privilèges dans la ville : l’impunité officielle. Parfois il débarque dans le bordel de la veuve Madrazo – une maison élégante de la rue Cobos –, dans celui de Madame Rosa ou d’une Anglaise d’âge mûr qui tient commerce derrière le Mentidero. Il fait aussi des incursions sporadiques, selon son humeur, dans des lieux plus sordides de la ville, Santa María ou une des mes obscures face à la Porte de la Caleta. Le commissaire n’est pas homme à faire preuve de la moindre gentillesse envers ce genre de femme. Ni envers aucune autre. Tout ce qu’il y a de chair à louer sur le marché de Cadix sait que Rogelio Tizón n’est pas de ceux qui laissent un bon souvenir. Toutes les femmes qui ont quelque rapport avec lui, qu’elles soient putains ou non, le regardent avec méfiance quand elles croisent son chemin. Mais il s’en moque bien. Pour lui, les putes sont faites pour être putes. Ou pour découvrir quelles le sont, quand elles ne le savent pas. Il y a aussi diverses manières d’imposer le respect. La peur en est une. Bonne alliée, souvent, de l’efficacité.

Une pièce sordide, au rez-de-chaussée. Une vieille en deuil à la porte, qui disparaît comme un fantôme dès qu’elle reconnaît – et elle, sans hésitation – le policier. Une paillasse, oreiller et draps, une cuvette avec un broc d’eau, un méchant bougeoir avec une seule chandelle allumée. Et aussi une obscène odeur de lieu clos. De tous les corps nus qui ont précédé cette visite.

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse, monsieur ?

Tizón est debout, immobile, il l’observe. Il a gardé son chapeau sur la tête et sa canne à la main, le mégot de cigare qu’il tient dans ses doigts fume encore. Une fois de plus, il essaye de comprendre, sans y parvenir. Son attitude rappelle celle d’un musicien qui cherche à capter une note étrangère et dissonante, totalement déplacée. D’un chasseur qui regarde un paysage où il devine un battement d’ailes proche, ou l’agitation d’un buisson. Le commissaire reste ainsi sans quitter la fille des yeux. Tentant de lire en elle des clefs et des horreurs auxquelles même lui est incapable d’avoir accès. Confronté, une fois de plus impuissant, au mur de mystère et de silence.

Elle enlève sa robe, indifférente. Mécanique. Cela saute aux yeux que, malgré son extrême jeunesse, elle a l’habitude. Lacets du corsage, jupon, bas, chemise longue qui lui tient lieu de la culotte qu’elle ne porte pas. Après quoi, elle reste immobile, nue, à la lueur de la chandelle qui éclaire de côté son corps gracile et bien formé, les seins jumeaux petits et blancs, la courbe d’une hanche et les jambes fines. Plus fragile encore. Elle fixe le policier comme si elle attendait des instructions. Comme si elle était déconcertée par tant de passivité et de silence. Tizón aperçoit de la méfiance et de l’appréhension dans ses yeux. Un type bizarre, mon Dieu aidez-moi, semblent-ils exprimer. Un détraqué, peut-être.

— Allonge-toi sur le lit. À plat ventre.

Le soupir quelle émet est presque inaudible. Elle imagine, ou elle sait, ce qui l’attend. Obéissante, elle va à la paillasse, s’étend dessus, les jambes jointes et les bras écartés. Enfonçant le visage dans l’oreiller. Ce n’est pas la première fois qu’ils la font crier, en déduit Tizón. Et pas de plaisir. Quand il jette le mégot et s’approche, il constate des traces violacées, des bleus sur une cuisse et sur une hanche. Un client particulièrement ardent, sans doute. Ou son maquereau pour bien mettre les choses en place.

« Attachée debout contre une colonne avec une courroie de cheval, la frappant d’un fouet double et l’accablant de paroles insultantes qu’un démon seul, et non un homme, lui a enseignées »… Les paroles d’Ajax défilent avec une précision sinistre dans l’esprit du policier. Voilà comment ça se passe, se dit-il, en regardant le corps nu de la fille. C’est comme ça qu’il les tient quand il les fouette jusqu’à leur arracher la chair des os et qu’il les tue. Il a levé sa canne et, de la pointe, parcourt le dos de la pute depuis la nuque. Il le fait très lentement, attentif à chaque pouce de peau. Essayant de comprendre, en franchissant l’abîme de l’horreur, ce que peuvent être les motivations et les pensées de l’homme auquel il prétend donner la chasse.

— Écarte les jambes.

La fille obéit en frissonnant. La canne suit son lent trajet. Jusqu’aux fesses. Le bois transmet à la tête de bronze la vibration de plus en plus violente qui secoue le corps de la fille. Elle continue d’enfouir son visage dans l’oreiller. Ses mains crispées froissent les draps en les serrant dans leurs doigts. Maintenant, elle tremble de peur.

— Non, s’il vous plaît, finit-elle par gémir, suppliante, d’une voix étouffée… S’il vous plaît !…

Un étrange frisson d’horreur parcourt Tizón en lui hérissant la peau et le secoue de la tête aux pieds comme s’il venait de se pencher réellement sur le bord d’un abîme. Il a l’impression d’avoir reçu un coup qui l’étourdit : une vision d’une noirceur insondable, terrifiante, qui le bouleverse et le fait reculer en titubant. Il heurte la cuvette et le broc qui roulent par terre à grand fracas en se vidant de leur eau. Le bruit le fait revenir à lui. Un instant, il reste immobile, la canne à la main, regardant avec stupeur le corps nu à la lueur de la chandelle. Puis il sort un doublon de deux écus de la poche de son gilet – ses doigts sont plus froids que l’or de la pièce – et le lance sur les draps, près de la fille. Après quoi, dans un silence presque total, il fait demi-tour, sort de la maison et s’éloigne lentement dans la nuit.

 

*

 

Des colonnes de fumée noire s’élèvent du Trocadéro jusqu’à Puntales, suivant le contour de la baie. Cela fait trente-deux heures que Simon Desfosseux ose à peine passer la tête par-dessus les parapets, car on se bat sur toute la ligne. Il ne s’agit pas cette fois de bombardements précis sur Cadix ou des positions avancées comme Puntales, la Carraca et le pont de Zuazo, mais d’un duel d’artillerie de tous calibres qui oppose batteries et fortifications espagnoles et françaises. Un échange furieux où chacun reçoit autant qu’il donne. Il a commencé hier très tôt, quand, mettant fin aux rumeurs adverses d’un débarquement espagnol à Algésiras et d’actions de bandes irrégulières entre la côte et Ronda, les guérillas ont traversé le canal de l’île de Léon et attaqué les positions avancées françaises proches de Chiclana. L’action, dirigée surtout contre l’auberge de l’Olivar et la maison de la Soledad, a été appuyée par les chaloupes canonnières de Zurraque, Gallineras et Sancti Petri, qui se sont enfoncées dans les étiers en entretenant un feu nourri. Celui-ci s’est répandu le long de la ligne à mesure que, des deux côtés, se déclenchaient les tirs de contrebatterie sur les positions ennemies et s’est terminé en bombardement généralisé, y compris après le repli des Espagnols ; lesquels, après avoir détruit et tué tout ce qu’ils pouvaient, sont repartis en emmenant prisonniers et armements, en enclouant les canons et en faisant sauter les dépôts de matériel et de munitions. Les guérillas, d’après ce que rapportent les éclaireurs qui ont ordre de patrouiller le long du front, ont repassé le canal ce matin au lever du jour, en attaquant les retranchements avancés de la saline de la Polvera et les moulins d’Almansa et de Montecorto ; et, à cette heure, on s’y bat toujours, pendant que toute la partie orientale de la baie poursuit la canonnade. La situation est si critique que le capitaine Desfosseux lui-même, exécutant les ordres supérieurs, a dû s’occuper de diriger le feu des batteries conventionnelles de la Cabezuela et du fort Luis sur le fort espagnol de Puntales, qui se trouve à moins de 1 000 toises, sur la barrière de récifs qui ferme la baie dans sa partie la plus étroite, face au Trocadéro.

Les détonations font trembler le sol et ébranlent les parapets de planches, de sacs de sable et de fascines. Accroupi derrière, regardant avec une longue-vue par une meurtrière, Desfosseux maintient la lentille à une distance raisonnable de son œil droit, depuis qu’un impact d’artillerie qui a tout fait vaciller a failli la lui enfoncer dans le globe oculaire. Cela fait un jour et demi qu’il n’a pas dormi, qu’il n’a mangé que du pain de munition rassis et dur, et qu’il n’a bu que de l’eau boueuse : car avec le bombardement qui a couché plusieurs soldats, les tripes à l’air, aucun fourrier ne prend le risque de se déplacer à découvert. Le capitaine est sale, suant, et une couche de poussière soulevée par les explosions lui couvre les cheveux, le visage et les vêtements. Il ne peut pas se voir, mais il lui suffit de jeter un coup d’œil sur n’importe lequel de ceux qui l’entourent pour savoir qu’il a le même aspect hâve, affamé et misérable, les yeux rougis pleurant de la poussière liquide qui laisse des sillons sur les faces transformées en masques de terre.

Le capitaine dirige la longue-vue sur Puntales, petit et compact derrière ses murs assis sur les rochers noirs du récif que la marée descendante commence à découvrir. Vu de ce côté de la frange d’eau, flanqué à un mille et demi à droite de l’énorme fortification de la Porte de Terre et à gauche de la non moins solide et impressionnante Coupure, le fort espagnol ressemble à la proue d’un navire obstiné et immobile, avec les six meurtrières de la partie frontale et leurs canons orientés vers le point d’où Desfosseux les observe. Par intervalles, avec une régularité méthodique, une de ces meurtrières crache un éclair et, quelques instants après la détonation, arrive l’explosion d’un projectile ennemi, grenade ou boulet de fer massif, frappant la batterie française. Les artilleurs français ne restent pas non plus les bras croisés, et le feu régulier des canons de siège de 24 et 18 livres, et des obusiers de 8 pouces fait voler de la terre et des pierres à chaque impact sur le fort espagnol, voilant par moments le drapeau qui flotte au sommet comme un défi – les défenseurs en hissent un nouveau tous les quatre ou cinq jours, quand le précédent n’est plus qu’une loque déchiquetée par la mitraille. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le capitaine admire, de professionnel à professionnel, le solide savoir-faire des artilleurs de l’autre bord. Forts de dix-huit mois de bombardements réciproques, ils ont acquis une adresse et une ténacité à toute épreuve. Cela semble naturel à Desfosseux chez les Espagnols : paresseux, indisciplinés et manquant de fermeté en terrain découvert, ils sont audacieux quand la colère ou la passion de tuer les emporte, et leur caractère obstiné et fier les rend terribles dans la défense. Ils oscillent ainsi continuellement entre leurs revers militaires, leurs absurdités politiques et leurs aberrations religieuses d’une part, et le patriotisme aveugle et sauvage, la constance quasi suicidaire et la haine de l’ennemi d’autre part. Le fort de Puntales en est un exemple évident. Sa garnison vit enterrée sous un bombardement français continu, mais ne cesse pas pour autant de rendre, implacable, bombe pour bombe.

À cet instant, il en tombe une dans le retranchement contigu, près des canons de 18 livres. C’est une grenade noire – on l’a presque vue arriver dans l’air – qui frappe le bord du parapet supérieur et roule au pied d’un épaulement de terre et de sacs, en laissant derrière elle la traînée de fumée de son espolette sur le point d’exploser. Le capitaine, qui s’est légèrement redressé pour voir où elle tombait, entend les cris des artilleurs de la pièce la plus proche, qui se jettent à plat ventre sur le plancher supportant les affûts ou s’abritent où ils peuvent. Puis, tandis qu’il baisse la tête et se recroqueville à côté de sa meurtrière, l’explosion de la charge fait trembler le retranchement, et une volée de terre, de débris et d’éclats se répand de toutes parts. La terre retombe encore quand il perçoit un hurlement déchirant et interminable. Relevant la tête, le capitaine voit des hommes courir vers celui qui crie : un artilleur dont le moignon d’une cuisse – le reste de la jambe s’est volatilisé – répand un flot de sang.

— Pas de pitié pour ces bandits ! crie le lieutenant Bertoldi, qui se jette au milieu des artilleurs pour les stimuler. Œil pour œil !… Vengeons notre camarade !

Les braves garçons, se dit Desfosseux, en voyant les soldats se presser autour des canons, charger, pointer et tirer de nouveau. Avec tout ce qu’ils endurent ici et tout ce qui les attend, ils sont encore capables de s’encourager les uns les autres, forts de la résignation stoïque devant l’inévitable qui caractérise le soldat français. Même après un an et demi d’enlisement dans ce pourrissoir destructeur de vies et d’espérances qu’est Cadix, trou du cul de l’Europe et ulcère de l’Empire, avec cette maudite Espagne rebelle réduite à une île imprenable.

La canonnade est maintenant furieuse dans le retranchement, augmentant sa cadence – il faut garder constamment la bouche grande ouverte pour ne pas avoir les tympans crevés –, et Puntales est à peine visible dans les nuées que soulèvent les impacts qu’il reçoit, l’un après l’autre, et qui rendent son feu muet pendant un moment.

— On fait ce qu’on peut, mon capitaine.

Secouant la terre de sa veste, tête nue et un sourire sceptique coincé entre les favoris blonds et sales, le lieutenant Bertoldi s’est arrêté près de la meurtrière où se tient Desfosseux avec sa longue-vue. Il se hausse sur la pointe des pieds pour observer les positions ennemies, puis s’adosse au parapet et regarde des deux côtés.

— C’est idiot… Tout ce vacarme et cette poudre pour rien.

— L’ordre est de bombarder les manolos sur toute la ligne, répond Desfosseux, fataliste.

— Et on s’y emploie, mon capitaine. Mais nous perdons notre temps.

— Un jour, vous vous ferez arrêter par les gendarmes, Bertoldi. Pour défaitisme.

Les deux militaires se regardent en échangeant une mimique désolée et complice. Puis Desfosseux s’informe de la situation, et le lieutenant, qui vient de rentrer d’une inspection en risquant sa peau dans le tonnerre des bombardements – la précédente a été faite par le capitaine, aux premières lueurs du jour –, présente son rapport : un mort et trois blessés à la Cabezuela. Au fort Luis, cinq blessés, dont deux à l’agonie, et un canon de 16 hors d’usage. Quant à la situation dans les positions ennemies, il n’en a pas la moindre idée.

— Je suppose que, tous autant qu’ils sont, ils nous font des bras d’honneur, conclut-il.

Desfosseux regarde de nouveau dans la longue-vue. Sur le chemin du Récif, entre Puntales et la ville, il aperçoit un mouvement de voitures et de gens à pied. Il s’agit sûrement d’approvisionnements pour l’Île, avec une escorte nombreuse. Ou de renforts. Il passe l’instrument à Bertoldi en lui indiquant la direction, et celui-ci, fermant un œil, colle l’autre à l’oculaire.

— Faites tirer sur eux, lui dit le capitaine. Je vous prie.

— À vos ordres.

Bertoldi rend la longue-vue et s’éloigne en direction des canons de 24 livres. Délibérément, Simon Desfosseux laisse en dehors de toute cette folie bruyante – et absurde, pense-t-il à l’instar de son adjoint – les précieux Villantroys-Ruty. Comme un géniteur attentionné qui tiendrait ses enfants à l’écart des dangers et des embûches du monde, le capitaine maintient en marge du duel d’artillerie Fanfan et les autres obusiers de 10 pouces qu’il utilise pour tirer sur Cadix. Ces pièces superbes et délicates, spécialisées dans leur fonction concrète d’allonger leur portée, toise après toise, vers le cœur de la ville, ne peuvent gaspiller leur bronze bien fondu, leurs capacités et leur durée de vie – dans des engins d’un tel calibre, celle-ci est limitée, constamment exposée à une faille imperceptible ou à un minuscule défaut dans l’alliage – à des efforts qui n’ont rien à voir avec la mission pour laquelle ils ont été conçus. C’est pourquoi, dès le début de la canonnade générale, le sergent Labiche et ses hommes se sont occupés, avant toute chose, d’exécuter les instructions de Desfosseux pour ce type de situation : empiler davantage de sacs de terre et de fascines autour des obusiers et les couvrir de bâches épaisses pour les protéger de la poussière, des pierres et des éclats. Et chaque fois qu’une bombe s’écrase à proximité, menaçant de tomber en plein sur la redoute et de démonter les pièces de leurs affûts, le capitaine sent son cœur tenaillé par l’angoisse à l’idée que l’une d’elles pourrait être mise hors de service. Il souhaite que cesse ce bombardement chaotique et absurde, que la vie des assiégés et des assiégeants retrouve son train-train habituel, et qu’il puisse continuer à s’occuper de la seule chose qui lui importe : gagner les 200 toises qui, sur le plan étalé dans sa baraque, séparent encore la portée maximale des bombes tombées sur Cadix – jusqu’à maintenant sur la tour Tavira et la rue San Francisco – du clocher de l’église de la place San Antonio.

Cadix, ou la diagonale du fou
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